La charte de la détection d’Yves Jeanne
Professionnel du doublage en activité dans le domaine de la détection depuis le début des années 80, Yves Jeanne revient sur son parcours et nous explique les enjeux actuels de la profession en présentant la charte du détecteur, document récent destiné à harmoniser les normes de la détection.
Upad : Est-ce que vous pouvez vous présenter, Yves ?
Je suis né en 1965, j’ai débuté dans le doublage au début des années 80. J’ai appris la détection avec Claude Guérin, qui était un ancien monteur de la Fox dans les années 50 et qui a rejoint Richard Heinz en 1964 ou 1965. Après la mort de Richard Heinz, Claude a créé sa société, TTCV, qui était située chez LTC quai Carnot (sa société a doublé entre-autre Brazil, Platoon, Crocodile Dundee etc…). J’ai été embauché par la société Noblurway de 2011 à 2012 pour m’occuper du support et des installations Mosaic. Je me suis ensuite occupé de formations au logiciel Mosaic. J’ai repris l’activité de détecteur doublage/postsynchronisation en 2014. Quand je parle de postsynchronisation, je travaille pour des sociétés spécialisées, pas des sociétés de doublage, ce n’est pas le même travail.
Upad : Pourquoi l’idée d’une charte ?
Depuis 3 ans, je fais énormément de conformations dans le doublage (Séries et 35). Quand j’ai débuté dans les années 80, pratiquement tous les éléments étaient définitifs, ce qui n’est plus le cas. Toutes ces conformations (plus de 300 ces trois dernières années) m’ont permis de me rendre compte qu’il y avait de gros problèmes de communication, de compréhension entre la détection, l’adaptation et l’enregistrement, beaucoup de perte de temps. Plus personne ne parlait le même langage et surtout, il y avait une énorme incompréhension sur ce que devait faire un détecteur, ce qui occasionnait beaucoup de temps perdu pour tous les métiers de la chaîne. Et cela devenait compliqué de faire mon travail correctement.
Pour une détection type, on obtient 10 retours différents des adaptateurs, ce qui complique le choix d’un détecteur par les chargés de production ou les personnes qui distribuent le travail. Cela permet de comprendre qu’il y a, depuis longtemps, un problème de formation qui concerne une partie des adaptateurs en activité. La simplification des techniques des différents métiers est inquiétante, elle n’est pas justifiée et elle est essentiellement due à un problème de transmission des connaissances.
Les adaptateurs se retrouvent à compléter les détections et à les corriger, ce qui n’est pas leur rôle et ils perdent du temps. Les sociétés ont demandé aux adaptateurs de se porter garant des détections, ce qui a été une erreur. La détection ne sert pas uniquement aux adaptateurs, mais également aux conformations, aux enregistrements, aux mixages et les monteurs l’utilisent également.
Une charte pouvait permettre de retrouver une base commune et également de normaliser les salaires des détecteurs. A condition que les sociétés soient intéressées, ce qui a été le cas pour la majorité d’entre elles. Elle n’est qu’un document que j’ai voulu simple à comprendre, mais il ne faut pas oublier qu’il faut savoir l’appliquer par rapport à une image.
Il y a eu beaucoup d’échanges avec tous les métiers du doublage, surtout les adaptateurs et souvent pendant mes conformations. Il y a eu des réunions organisées dont une dans les locaux de la société Deluxe, avec des détecteurs, des adaptateurs, des DA, des chargés de production et des responsables du dispatch. Les versions préliminaires ont été envoyées à des détecteurs, des adaptateurs, des directeurs de plateau, des chargés de production, et des sociétés pour avoir leurs avis et faire des corrections s’il y avait lieu.
Un document ne suffisant pas, étant donné que notre travail se passe avec une image et une rythmo, il était important de proposer une séance de « formation gratuite» aux détecteurs, et c’est ce qui s’est passé avec les sociétés Deluxe et Nice Fellow. Dans le milieu professionnel du doublage, il est extrêmement important de rester concret : une image, une rythmo, le reste n’est que des histoires.
Concernant la journée chez Deluxe, les détecteurs ont pu assister à des enregistrements et avoir des explications de la part des DA. C’était vraiment sympa et important que les détecteurs puissent revenir sur les plateaux et se rapprocher des sociétés. Actuellement, nous ne manquons pas de détecteurs, nous manquons de détecteurs qui comprennent ce qu’ils font.
Petite histoire de la détection :
Avant de m’apprendre à détecter, on m’a montré tout le parcours d’un film dans le doublage, de la détection au report optique et j’ai passé beaucoup de temps sur les plateaux d’enregistrement et au mixage. J’ai fait beaucoup de bouclage (on coupait physiquement l’image, la magnétique, les bandes mères pour l’enregistrement), la mise aux marques avec les têtes de lecture sonores.
Il y avait beaucoup plus de contraintes techniques que maintenant, contraintes dues aux perforations de l’image, optique, magnétique, bande mère…Il n’y avait pas de DAW (édition plus sommaire de l’audio, pas de time-stretching pour les monteurs, pas d’automation pour les ingés sons etc…). Les délais de travail et les budgets étaient beaucoup plus importants, rien à voir avec maintenant, et le droit à l’erreur était plus limité, surtout pour le découpage en boucles.
Les sociétés formaient en fonction de leurs besoins, ce qui n’est plus le cas, c’est devenu anarchique.
Quand j’ai commencé, une partie des adaptateurs (35) travaillaient déjà sur des machines ou passaient beaucoup de temps sur les machines (Moritone, croix de malte…) mises à leur disposition, ils travaillaient déjà avec « l’image synchrone ».
Pour les séries, les adaptateurs travaillaient essentiellement « à plat », selon les sociétés et les disponibilités des machines, ils passaient plus ou moins de temps en pré-vérification.
Dans le 35 (années 70, 80), pratiquement tout le monde détectait de la même façon, avec une détection simple et précise. Dans les séries, quelqu’un a apporté les « vagues » (avancées, ouvertures), il était hors de question de détecter avec ces vagues pour les adaptateurs de 35, même s’ils avaient leurs propres machines et l’image synchrone (Dutter, Kahane…).
Les adaptateurs lisaient le rythme dans le texte VO synchrone, ce qui n’est pratiquement plus le cas. La détection actuelle ressemble plus aux détections des mangas des années 80. C’était une autre époque, avec des moyens financiers plus élevés et surtout plus de délais pour réaliser son travail, nous ne sommes plus dans la même situation aujourd’hui.
Pour info, je voulais vous montrer ce document, il est visible sur le blog et la page Facebook de l’excellent « Dans l’ombre des studios » tenue par Rémi Caremel: (Merci à Rémi de m’avoir autorisé à utiliser cet article)
« Voici un document publié dans le journal Comoedia du 21 décembre 1936. Il s’agit d’une reproduction d’un bout de la bande de détection de « La Charge de la Brigade Légère » (1936).
La détection consiste à préparer une bande-mère sur laquelle est placé le texte V.O. (synchrone avec l’image), des signes particuliers pour chaque type de mouvements de lèvres (absents sur cette bande-ci) et un découpage par boucles du film. En se calquant sur cette bande, l’adaptateur peut ensuite écrire une adaptation synchrone (dans ce cas-ci… pas vraiment), qui défilera en studio sur une bande rythmo calligraphiée en-dessous de l’écran pour que les comédiens fassent le doublage.
La bande rythmo a une histoire assez particulière: inventée dans les années 30 (et non en 1949, comme j’ai pu le lire), elle a disparu dans certains studios dans les années 50/60 pour être curieusement remplacée par ce qu’on appelait le « doublage à l’image » (qui demandait aux comédiens un certain don d’équilibriste), avant de revenir en force dans tous les studios. Elle est aujourd’hui numérique. »
Cet article est intéressant, on peut y voir une détection des années 30. J’ai eu l’occasion de voir des rythmos de la fin des années 60, des années 70 et bien évidemment des années 80 : notre détection était un peu plus codifiée, plus précise mais la différence n’était pas si grande comparée à celle que nous commencerons à trouver fin des années 80. Nous indiquions également, en fonction du placement du comédien à l’image, la taille du plan (Gros plan, plan moyen, américain etc…). Alors pourquoi se retrouver avec des détections si compliquées et si peu synchrones ? L’arrivée des logiciels de rythmo n’a pas grand-chose à voir avec le problème de transmission des connaissances qui a débuté il y a déjà longtemps et l’appauvrissement des techniques.
Je vais expliquer brièvement, par quelques exemples, ce que je dois faire pendant une conformation et les problèmes que je rencontre :
On m’envoie un nouveau fichier image avec un nouveau montage, timecodé différemment du fichier initial : si je n’ai pas de repère de première image, je dois essayer de retrouver un plan avec des dialogues correspondant aux deux projets pour me resynchroniser à mon fichier mos, ce qui me fait perdre beaucoup de temps (beaucoup de détecteurs ne savent pas où se trouve leur première image).
Les ambiances sont souvent complétées dans les nouvelles versions, mais je me suis rendu compte que de nombreux détecteurs ne détectent pas le contenu initial, surtout les personnages ON. Dans le cas d’une conformation après enregistrement, une bonne partie des retakes sont dues aux éléments non détectés (amb. etc…).
Souvent les détecteurs créaient un personnage « Amb » pour toutes les ambiances, le problème est que l’on est incapable, en regardant le croisillé et le texte, de savoir s’il s’agit d’une seule et même ambiance pendant toute la durée de l’épisode ou s’il s’agit de lieux différents avec des personnages d’ambiance différents (j’ai déjà vu des ambiances « moteurs de voitures », « campagne », « lapins » etc…).
Je vois beaucoup de ce que nous appelons les « mal-vus » (ce terme n’existe pas dans le doublage). Les phrases sont détectées sans synchronisme, ce qui oblige l’adaptateur a re-détecter et je vois beaucoup d’abus avec l’ambiance « brouhaha », ainsi que l’utilisation du personnage « All » ou « Tous » qui donne souvent lieu à des retakes.
Selon les changements de lieu, il est rare d’avoir les mêmes personnages d’ambiance. Nous sommes censés créer des personnages différents pour chaque ambiance et recouvrir ce que l’on entend (certaines sociétés ne font que des ambiances générales, au mètre, donc dans ce cas, les ambiances ne sont pas détectées, mais cela ne concerne que très peu de sociétés et c’est surtout selon le client, par exemple concernant Netflix, il faut faire à l’identique de la VO).
On me demande de détecter les changements de jeux dans les cas où un plan a été remplacé par un double (synchronisme différent). Le problème est que dans le cas de détection asynchrone, je suis obligé de re-détecter et de demander à l’adaptateur de vérifier qu’il s’agit d’un changement de jeu. Je ne peux pas m’aider de l’adaptation pour conformer, chaque adaptateur à sa façon de voir le synchronisme, ce qui est normal, je dois donc me fier aux signes de détection ou au texte VO, si celle-ci n’est pas synchrone, c’est plus compliqué et on perd beaucoup de temps.
Le texte VO est censé être placé synchrone, ne pas commencer 10 images avant que le comédien ne parle, sinon j’ai du mal à me repérer et j’ai des doutes sur une éventuelle nouvelle synchro. Avec l’habitude, je reconnais la façon de travailler de beaucoup de détecteurs, cela m’évite d’avoir à joindre l’adaptateur pour lui demander si la détection que j’ai sous les yeux pose un problème et s’il a rencontré les mêmes difficultés que moi.
Dans le cas d’un changement de montage, je ne conforme pas uniquement par rapport au changement de plans, mais également à l’aide de la détection pour préserver le synchronisme et le travail déjà fait.
Dans le cas d’une adaptation sans détection, on ne peut pas conformer, il n’y a pas de signes de détection, ni de texte VO. Il est impossible de vérifier le changement de texte ou le changement de synchronisme, ni de se recaler et les change lists fournis par le client ne sont pas fiables, je dois tout vérifier. Il y a aussi beaucoup de problèmes de découpage en boucles (séquences).
Ces 30 dernières années, la détection s’est considérablement compliquée. Les modifications des codes de détection ne se sont pas faites par utilité technique, mais souvent par opportunisme. Les adaptateurs ont été formés avec ces nouveaux codes (avancées, ouvertures) qui, hormis les mouvements de bouches à vide ou pour les mangas, ne servent à rien…
La détection a commencé à se modifier dans les sociétés avec l’arrivée massive de séries dans les années 80. Certaines sociétés ont dû faire former plus d’adaptateurs et de détecteurs, et le problème de transmission des connaissances a commencé. Les détecteurs et les adaptateurs ont été formés plus rapidement. Les détecteurs n’allaient pratiquement plus sur les plateaux d’enregistrement. En fonction des dépôts de bilans des sociétés, chacun a essayé d’imposer sa méthode de travail dans sa nouvelle société pour ne pas avoir à revoir sa façon de travailler. Les délais de travail sont devenus plus courts et le volume de travail est devenu beaucoup plus important. Plus personne dans les sociétés n’a le temps de vérifier la détection et donc on a demandé aux adaptateurs de se porter garants des détections, ce qui a été une erreur comme je l’ai dit précédemment.
L’expression à la mode pleine de sous-entendus qui m’agace le plus actuellement est : « moi, je travaille à l’image », cela fait bientôt 90 ans que nous sommes censés travailler à l’image !
Upad : Vous voyez comment l’avenir ?
Les méthodes de travail vont peut-être évoluer avec le streaming (il faudra travailler depuis le serveur des sociétés). Et je pense que la rythmo existera encore un bon moment car elle fait gagner du temps. Son contenu continuera peut être de s’alléger, mais je ne vois pas les sociétés de doublage passer à des enregistrements avec de l’ADR (Note de l’Upad : l’ADR- Automated Dialogue Replacement- est une méthode d’enregistrement automatisé sans bande rythmo, dans laquelle les repères de synchronisme sont remplacés par des bips).
Upad : Merci Yves d’avoir pris le temps de nous expliquer tout ça.
La charte de la détection d’Yves Jeanne (pdf) est consultable ci-dessous :